1. Définition du concept
Le transhumanisme est « un courant de pensée qui vise l’amélioration des capacités intellectuelles, physiques et psychiques de l’être humain grâce à l’usage de procédés scientifiques et techniques (manipulation génétique, nanotechnologies, intelligence artificielle…) »1.
Pour les transhumanistes, l’être humain pourrait orienter l’évolution de son espèce grâce aux avancées technologiques, lesquelles permettraient d’améliorer la santé, d’allonger considérablement la durée de vie, voire de contrôler la fin de vie, en fusionnant potentiellement la conscience humaine avec les machines. Ces transformations s’appuieraient sur des technologies physiques ou biologiques intégrées au corps ou sur des modifications génétiques dès la phase embryonnaire2.
2. Historicité et origines du concept
Le concept de transhumanisme a été utilisé pour la première fois par le polytechnicien Jean Coutrot en 1939, qui considère que l’Homme peut évoluer à travers le temps en se transformant3.
Teilhard de Chardin (1881-1955), théologien et philosophe, emploie le terme « transhumain » dans ses écrits, dans le sens du point culminant de l’extra-humain, une étape à venir dans l’évolution de l’humanité dont les caractéristiques demeurent encore méconnues4.
Toutefois, la paternité du mot « transhumanisme » revient majoritairement à Julian Huxley, biologiste et premier directeur de l’UNESCO, qui l’a employé dans une conférence en 1951, où il déclarait : « L’espèce humaine peut se transcender si elle le souhaite. Nous avons besoin d’un nom pour cette nouvelle croyance. Peut-être transhumanisme conviendra-t-il : l’homme restant homme, mais se transcendant lui-même en réalisant de nouveaux possibles de, et pour sa nature humaine »5.
Fereidoun M. Esfandiary, futuriste irano-américain, affirmait en 1973 dans son ouvrage « Upwinger : A Futurist Manifesto » : « Nous nous efforçons de désanimaliser notre espèce, débiologiser l’intelligence, deplanétiser »6.
En 1998, les philosophes Nick Bostrom et David Pearce ont créé la « World Transhumanist Association » pour faire reconnaître le transhumanisme comme une discipline académique. En 2008, l’organisation devient « Humanity+ » afin de refléter une vision plus inclusive du transhumanisme, prônant l’usage éthique et sécurisé des technologies pour améliorer les capacités humaines.
Francis Fukuyama, qui fait partie des principaux critiques du mouvement, trouve que le transhumanisme est « l’idée la plus dangereuse du monde » dans son article, publié en 2004 au Washington Post 7. Selon lui, « ce qui est en jeu […] est le fondement même du sens moral humain », argumentant que cette idéologie menace l’égalité, la démocratie et les valeurs humaines.
En 2005, Nick Bostrom crée une nouvelle association, la « Future of Humanity Institute ». Par la suite et en 2009, il explique dans son article « Why I Want to Be a Posthuman When I Grow Up ? »8, comment l’humanité a intérêt à devenir post-humaine. Il affirme, par ailleurs, que rater la transition vers le « l’homme transhumain » serait une catastrophe existentielle.
Avec l’expansion des nouvelles technologies, le transhumanisme a trouvé échos dans la Silicon Valley, auprès de grands entrepreneurs et figures du XXIème siècle, dont Larry Page (Google), Elon Musk (Tesla) et Jeff Bezos (Amazon). Dans un article du Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, le politologue Klaus-Gerd Giesen retrace l’histoire du transhumanisme et conclut que cette émergence s’affirme aujourd’hui comme « l’idéologie dominante de la quatrième révolution industrielle », tendant à « la mise en place d’un Homme nouveau »9.
En 2013, Page a lancé Calico Life Sciences, une entreprise de Recherche & Développement dédiée à l’extension de la durée de vie humaine grâce aux technologies avancées. Musk, qui a fondé SpaceX en 2002 avec l’espoir d’établir des colonies humaines sur la Lune et Mars, a lancé Neuralink en 2016 pour développer des implants cérébraux10. Début 2022, Bezos et d’autres investisseurs ont injecté 3 milliards de dollars dans Altos Labs, une société de biotechnologie visant à lutter contre le vieillissement et les maladies.
En juillet 2022, la société Synchron a annoncé avoir implanté avec succès une puce dans le cerveau d’un patient atteint de sclérose latérale amyotrophique aux Etats-Unis. Cette puce est conçue pour permettre à des patients lourdement paralysés de contrôler des dispositifs de communication numérique par la pensée11.
3. Intérêts et pertinence du concept
Les transhumanistes défendent le postulat que les Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives transformeront positivement la condition humaine. Cette perspective bénéficie du soutien d’institutions publiques influentes, telles que la National Science Foundation aux Etats-Unis et le Conseil de l’Europe, qui reconnaissent le potentiel de ces innovations pour améliorer la vie humaine.
En effet, il est possible de considérer que le transhumanisme est déjà en cours d’application, à travers l’utilisation de technologies médicales permettant de prolonger la vie et d’améliorer la santé, telles que les pacemakers, les prothèses internes, l’optogénétique ou encore les thérapies géniques…12.
Le mouvement a pour objectif de dépasser davantage les limitations humaines actuelles à travers les éléments ci-après :
- L’augmentation de la durée de vie13 peut s’opérer grâce à l’intelligence artificielle, à la génétique, à la biologie et aux neurosciences (rajeunissement cardiaque par injection de cardiomyocytes)14.
- L’amélioration de la fonctionnalité corporelle s’effectue déjà dans les domaines de la technologie et de la bionique par le biais du remplacement d’un membre ou d’un organe chez une personne malade ou blessée par un objet électronique. Il s’agit de prothèses de bras ou de pieds artificiels. A l’avenir, les transhumanistes comptent créer des lentilles, qui permettent aux humains de voir dans le noir et de zoomer sur des objets15.
- L’optimisation de la capacité intellectuelle via des implants bioniques : la « Défense Advanced Reserach Projects Agency » développe actuellement des interfaces neuronales avancées16 tandis qu’Elon Musk travaille sur des puces cérébrales pour fusionner l’intelligence humaine et numérique17.
- La modification du génome, dont la faisabilité a été démontrée par une récente étude chinoise18 qui se base sur l’utilisation d’un robot doté d’une intelligence artificielle pour suivre le développement d’embryons (animaux pour le moment) in vitro, ouvre la voie à une « production » d’embryons en laboratoire avec peu, voire pas, d’assistance humaine19.
- L’augmentation de la durée de vie13 peut s’opérer grâce à l’intelligence artificielle, à la génétique, à la biologie et aux neurosciences (rajeunissement cardiaque par injection de cardiomyocytes)14.
Cependant, le transhumanisme fait peser de nombreuses menaces éthiques et sociales. Sur le plan éthique, les modifications génétiques et cybernétiques soulèvent des questions morales. Les implants de microprocesseurs sont critiqués en raison de leur éventuelle violation des libertés individuelles, car ils permettraient aux gouvernements et aux entreprises d’exercer une surveillance accrue sur les citoyens.
Sur le plan social, ces technologies risqueraient d’être réservées aux personnes les plus fortunées, ce qui creuserait les inégalités. Elles pourraient, également, aggraver le chômage en raison des capacités humaines augmentées, car les améliorations artificielles rendraient de nombreux métiers obsolètes.
D’un point de vue critique, le transhumanisme s’inscrit dans une logique de maîtrise prométhéenne20 du vivant, niant l’enracinement des sociétés humaines dans des milieux biologiques concrets. Loin d’une libération, cette idéologie participerait à l’épuisement des corps et des psychismes, renforçant les logiques capitalistes d’accélération et d’optimisation.
En ce sens, la société vit déjà sous l’influence d’une culture de l’augmentation : usage détourné de médicaments cognitifs, injonctions à la performance, pressions productivistes. Cette réalité contraste avec l’idéal transhumaniste d’émancipation, en révélant plutôt une nouvelle forme d’exploitation corporelle.
De plus, le transhumanisme entretient des liens ambigus avec la religion. Plusieurs de ses acteurs revendiquent une dimension spirituelle : création d’églises transhumanistes, rapprochements avec le bouddhisme, le christianisme ou le mormonisme. Des figures, comme William Bainbridge, appellent même à « inventer de meilleures religions ». Selon l’historien Franck Damour, cette quête de transcendance révèle la véritable nature quasi religieuse du transhumanisme 21.
Certains, comme Marc Roux, président de l’Association française transhumaniste, adoptent toutefois une posture plus modérée et pluraliste. Tout en se démarquant des discours les plus radicaux, ils défendent une vision orientée vers l’allongement de la vie sans vieillissement.
Pour sa part, l’éthicien Andrédou Pierre Kablan, de l’Université d’Abidjan, expose une perspective africaine du transhumanisme. Dans la revue Droit, Santé et Société22, il analyse les fondements de la controverse que suscite le mouvement transhumaniste, en les confrontant aux valeurs culturelles africaines. Face aux tensions entre progrès technologique et traditions, il appelle à instaurer un « nouveau contrat éthique » visant en priorité à « préserver la dignité humaine ».
4. Le Maroc face au Transhumanisme
Le Maroc, à la croisée de la modernité technologique et de ses racines culturelles, connaît un intérêt naissant pour les enjeux du transhumanisme. Des conférences et des débats publics ont été organisés pour explorer ses implications éthiques et sociétales.
Sur le plan scientifique, le Royaume investit dans des domaines connexes comme l’intelligence artificielle, les biotechnologies et les neurosciences, en s’appuyant sur des pôles technologiques de pointe.
Cette dynamique impose une adaptation des politiques publiques afin de maximiser les bénéfices du transhumanisme, tout en limitant les dérives possibles. A cet effet, le Maroc gagnerait à mettre en place un cadre légal et éthique, via un Comité national de bioéthique.
Il serait judicieux, en outre, de promouvoir les investissements en Recherche & Développement via un fonds dédié, qui soutient des pôles technologiques à l’échelle des régions dans le domaine des biotechnologies.
Enfin, il est essentiel de sensibiliser le public marocain aux enjeux technologiques et idéologiques du transhumanisme et de cerner ses impacts potentiels sur la société, la santé, la culture et les valeurs éthiques. De même, il importe d’éviter une adoption non encadrée de technologies susceptibles de transformer en profondeur la condition humaine et de porter atteinte aux valeurs civilisationnelles et sacrées, qui fondent l’identité marocaine.
Références
- Larousse [En ligne]. - https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/transhumanisme/188207
- Futuribles International. Êtres humains, être humain en 2050 - Imaginaires, sociétés, individus en Occident. RAPPORT VIGIE 2023 Sous la direction de Cécile DESAUNAY et Marie SEGUR.
- Moatti Alexandre Aux racines du transhumanisme [Livre]. - [s.l.] : Odie Jacob, 2020.
- Euvé François L'utra-humain selon Teilhard de Chardin [Livre]. - [s.l.] : Hermann, 2020.
- Julian Huxley New Bottles for New Wine [Journal]. - Londres : Chatto et Windus, 1957.
- FM-2030 Up-Wingers: A Futurist Manifesto [Livre]. - New York: John Day Company, 1973.
- Fukuyama Francis [En ligne]. https://philosophy.as.uky.edu/sites/default/files/Transhumanism%20-%20Francis%20Fukuyama.pdf
- Bostrom Nick Why I Want to be a Posthuman When I Grow Up [Article] // Medical Enhancement and Posthumanity. - [s.l.] : Oxford University, 2006.
- Giesen, K.-G. (2018). Le transhumanisme comme idéologie dominante de la quatrième révolution industrielle. Journal international de bioéthique et d'éthique des sciences. 29(3), 189-203. https://doi.org/10.3917/jibes.293.0189.
- Ostberg, R. "transhumanism." Encyclopedia Britannica, March 19, 2025. https://www.britannica.com/topic/transhumanism.
- Idem
- Brave New World of Transhumanism [Livre] / aut. Lee Newton. - [s.l.] : Springer , 2019.
- La vie humaine s’est étendue de manière exponentielle durant les sept dernières décennies (passant de 46 ans en 1950 à 71 ans en 2021 selon le World Economic Forum Animation: Global life expectancy (1950-2021) [En ligne]. - 11 2022. - 28 04 2025. - https://www.weforum.org/stories/2022/11/global-life-expectancy-male-female-world/
- Transhumanism: Towards a new Adam ? [Revue] / aut. Courderc B.. - [s.l.] : Ethics, Medicine and Public Health.
- Kuriyan Victor Wang et Ajay E. Optoelectronic Devices for Vision Restoration [Article] // Current Ophtalmology Reports . - [s.l.] : Springer , 2020. - pp.69-77 : Vol. 8.
- Ces dernières partagent des données entre le cerveau et les machines. NESD: Neural Engineering System Design [En ligne] / aut. Defense Advanced Research Projects Agency (DAPRA). - 26 04 2025. - https://www.darpa.mil/research/programs/neural-engineering-system-design
- Musk Elon et Neuralink An Integrated Brain-Machine Interface Platform With Thousands of Channels [Article]. - [s.l.] : Joural of Medical Internet Research, 2019. - 10 : Vol. 21.
- Zeng Weijun et alii, "Design and experiment of online monitoring system for long-term culture of embryo", Journal of Biomedical Engineering, vol. 38, n° 6, 2021, p. 1134-1143. URL: http://english.biomedeng.cn/article/10.7507/1001-5515.202107053
- Ségur Marie, « Robots nourriciers et embryons transgéniques : retour à Gattaca ? », Note de veille, 25 août 2022, Futuribles International. URL: https://www.futuribles.com/robots-nourriciers-et-embryons-transgeniques-retou/
- Qui se caractérise par un esprit d'idéal et de foi dans la condition humaine.
- Damour, F. (2019). Le transhumanisme est-il soluble dans la religion ? Revue d'éthique et de théologie morale, 302(2), 11-27. https://doi.org/10.3917/retm.303.0011.
- Kablan, A.-P. (2020). Le transhumanisme : de la controverse autour d’un paradigme idéologique révolutionnaire à l’élaboration d’un nouveau contrat éthique. Droit, Santé et Société, 3-4(3), 11-20. https://doi.org/10.3917/dsso.073.0011.