1. Définition
La liminalité est un concept qui décrit, selon l’auteur Timothy CARSON, “le seuil de passage entre deux lieux distincts. L’état liminal est donc un état transitoire, le résultat du franchissement d’un seuil entre un lieu, un statut, une position, un état mental, une condition sociale, la guerre et la paix, ou la maladie et la mort“.[1] Le terme est dérivé du mot latin “limen“, signifiant seuil.[2]
Au-delà de la notion de “seuil”, qui peut être interprétée par un instant ou un lieu ponctuel, ne laissant que peu de place à une phase transitoire, l’état liminal représente surtout un “entre-deux”, dans lequel la transition entre un état et un autre n’est pas encore complètement achevée.[3]
A titre d’exemple, la chrysalide est une phase liminale dans le cycle de vie de certains insectes : quand la chenille s’enveloppe dans un cocon, elle n’existe plus en tant que chenille, alors que le papillon n’existe pas encore.
2. Origine et évolution du concept
La notion de liminalité fut conceptualisée par l’ethnologue français Arnold VAN GENNEP au début du 20ème siècle[4], dans le cadre de ses travaux sur les rites de passage. A ce stade, la liminalité désigne uniquement une situation de seuil qui décrit le passage d’un état à un autre.
Dans les années 1970, la notion de liminalité a été développée à travers les travaux de l’anthropologue britannique Victor TURNER, qui parle de “l’expérience de la liminalité”.[5] Selon TURNER, “les attributs de la liminalité ou des personae liminales (personnes du seuil) sont nécessairement ambigus, puisque cet état et ces personnes échappent aux classifications qui situent normalement les états et les positions dans l’espace culturel. Les entités liminales ne sont ni ici ni là ; elles se situent entre les positions assignées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial.”[6]
Au début des années 1990, la liminalité sert comme point d’appui pour analyser et comprendre la place des personnes handicapées dans la société. En effet, selon Robert L. MURPHY[7], “Les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur.” Ainsi, les élèves en situation d’handicap, qui fréquentent des Classes d’Intégration Scolaire, ne sont pas complètement intégrés à l’école et n’en sont pas complètement exclus. Ils sont suffisamment “normaux” pour rester à l’école et être accueillis dans une classe ordinaire à certains moments ; cependant, ils sont suffisamment différents pour être écartés de l’enseignement ordinaire parce qu’ils ne répondent pas aux normes scolaires.[8]
3. Pertinence du concept
Les dimensions spatiales et temporelles de la liminalité permettent d’appliquer celle-ci à une variété de sujets : territoires, individus, groupes, sociétés, civilisations.[10]
Chez l’être humain, l’expérience de la liminalité se caractérise par l’ambiguïté, l’incertitude et le sentiment d’être sur le bord de quelque chose de nouveau, de différent. Ces perceptions confuses émanent du fait que l’Humain n’est pas équipé intellectuellement et émotionnellement pour les états liminaux qui représentent des situations intermédiaires, comme en témoignent les difficultés de l’adolescence : durant cette période, la personne sort de l’enfance mais n’a toujours pas atteint l’âge adulte, tant au niveau psychique que physiologique.
L’expérience de liminalité qu’endurent les personnes en situation d’handicap, par exemple, révèle que les structures sociales imposées par l’Humain sont peu réceptives à la liminalité. Ce constat se manifeste tout particulièrement dans les situations de crise. Ainsi la récente crise de la Covid-19 a clairement démontré l’impréparation des Etats et l’inadéquation des structures sociales à faire face efficacement à ce genre de situation.
Toutefois, malgré les difficultés qu’elles engendrent, les situations de crise – liminales par excellence – recèlent souvent des opportunités à même de bonifier l’étape post-crise. Par leur nature transitoire, fluide et malléable, ces situations particulières permettent de questionner l’existant, d’élargir le champ des possibles, de faciliter l’émergence de la nouveauté et, par conséquent, de favoriser l’innovation et les changements disruptifs.
La prise de conscience de la période de crise dans laquelle la civilisation actuelle est entrée, nécessite de nouveaux instruments tels que le concept de liminalité, pour affronter cette situation. En effet, la crise est un “entre-deux”, une période transitoire entre deux états de normalité, mais peut aussi devenir un état permanent si l’on ne parvient pas à amorcer un changement.
4. L’intérêt du concept pour le Maroc
Les décideurs marocains, comme tout autre décideur, pourraient recourir à cette notion de liminalité pour se préparer aussi bien aux changements qu’à la gestion des crises. En effet, lors de ces périodes, les approches traditionnelles peuvent ne plus être suffisantes et la prise de décision doit souvent s’adapter à des circonstances volatiles, qui risquent de mettre à mal le bon développement de toute politique ou stratégie.
Dans ces moments de liminalité, il est essentiel d’adopter des approches fondées sur l’innovation, la créativité et la flexibilité. D’autant plus que le Maroc s’est engagé dans des chantiers transformants tels que la transition énergétique, la transformation numérique de l’administration et des services ou encore la généralisation de la couverture sociale : ces chantiers, qui constituent une rupture avec ce qui préexistait, nécessitent, par conséquent, une réflexion et une planification différentes de l’élaboration traditionnelle des politiques et stratégies.
[1] CARSON, Timothy. Liminal Reality and Transformational Power: Revised Edition: Transition, Renewal and Hope. Liminal Reality and Transformational Power, 2016, p. 1-110.
[2] SIMPSON, John Andrew, WEINER, Edmund SC, et al. The Oxford English Dictionary. 2nd ed. Oxford Oxford: Clarendon Press ; Oxford University Press; 1989.
[3] Cyborg Anthropology. “Liminality”, [En ligne] : http://cyborganthropology.com/Liminality
[4] VAN GENNEP, Arnold. Les rites de passage. E. Nourry, 1909
[5] TURNER, Victor. “Liminal to Liminoid, in Play, Flow, and Ritual: An Essay in Comparative Symbology.” Rice Institute Pamphlet – Rice University Studies, 60, no. 3 (1974) Rice University: https://hdl.handle.net/1911/63159.
[6] TURNER, Victor, The Ritual Process. Structure and Anti-Structure, Ithaca : Cornell Paperback, 1977 [1969], p.95
[7] MURPHY, Robert F., ALEXANDRE, Paul et NENNA, André. Vivre à corps perdu: le témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé. Plon, 1990.
[8] DE SAINT MARTIN, Claire. “Chapitre 1. Le concept de liminalité”, dans : La parole des élèves en situation de handicap. Sous la direction de DE SAINT MARTIN Claire. FONTAINE, Presses universitaires de Grenoble, “Handicap, vieillissement, société”, 2019, p. 25-48. URL : https://www.cairn.info/la-parole-des-eleves-en-situation-de-handicap–9782706143793-page-25.htm
[9]Contemporary Liminality. Routledge https://www.routledge.com/Contemporary-Liminality/book-series/ASHSER1435
[10] “Liminalité”, Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] https://performance-lab.huma-num.fr/fr/detail/177845