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CONCEPTS EMERGENTS

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Troisième nature

1.Troisième Nature, un concept émergent

Visant à décrire des catégories d’objets physiques ou abstraits, qui transcendent les distinctions traditionnelles entre nature et culture, le concept de Troisième Nature invite à une réflexion profonde sur l’interaction entre l’Homme, la Nature et la Technologie. Il suggère une nouvelle approche pour comprendre notre relation avec l’environnement et les implications éthiques de l’intégration de la technologie dans notre vie quotidienne.

Ce concept favorise une vision holistique, qui intègre les aspects environnementaux, technologiques, culturels ainsi qu’esthétiques et appelle à une redéfinition de notre rapport avec le monde naturel et artificiel.

1.1 Définition

La Troisième Nature est une idée philosophique et écologique qui cherche à repenser la relation entre l’Humain et la Nature. Ce concept se fonde sur une réévaluation de l’opposition traditionnelle entre nature (Première Nature) et culture (Deuxième Nature) :

  • Première Nature : la nature sauvage, dans son état originel, c’est-à-dire non modifiée par l’activité humaine et donc souvent idéalisée comme pure et intacte.
  • Deuxième Nature : les environnements façonnés par l’humain, bâtis (villes, infrastructures) ou artificialisés (espaces agricoles). Cette deuxième nature est souvent perçue comme une dégradation de la Première Nature.
  • Troisième Nature : interaction harmonieuse et symbiotique entre les systèmes naturels et les créations humaines, en intégrant des éléments de durabilité, de technologie adaptative et d’innovation écologique.

1.2 Historicité et variété du concept

Bien que ce concept semble émerger en réponse aux défis environnementaux contemporains, dès 1541, Jacopo BONFADIO et Bartolomeo TAEGIO[1], deux écrivains italiens de la Renaissance, distinguent par le concept “terzera natura“ la façon dont l’art et la nature s’allient dans un jardin à travers toute l’esthétique paysagère créée par les artistes-jardiniers. Il convient de souligner, à cet effet, que cette conception s’est matérialisée, dans les jardins des musulmans en Andalousie[2] et les jardins persans[3], qui mettaient en évidence une connexion intime entre l’humain et la nature, en capturant la beauté du monde matériel.

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Cette approche sera reprise par Thomas E. BECK en 2002[4] dans son analyse des jardins de la Renaissance, qui rejoint ainsi le courant de pensée selon lequel les humains comprennent leur rôle en tant que force de transformation de la planète et cherchent à trouver des moyens de faire coexister plus durablement les deux premières natures. Ce mouvement est illustré, notamment, par “La Troisième nature” de Grégoire BIGNIER (2023) qui rappelle qu'”une réflexion renouvelée et urgente est nécessaire de la part des architectes pour imaginer l’architecture face aux nouveaux défis du 21ème siècle”[5], dans la tradition de la Renaissance. Depuis les années 1990, reflétant les diverses réflexions sur la post-modernité, le concept a été repris dans différents travaux, offrant une grande variété d’acceptions :
  • Dans l’article “Third Nature” de McKenzie WARK[6] (1994), la troisième nature est une nouvelle couche qui se superpose à celle de la seconde nature (villes, infrastructures supportant les flux productifs), générée par les flux informationnels dont le paysage (cyberespace, postmodernisme) recouvre celui des anciens territoires physiques (déterritorialisation). Elle rejoint en cela la vision teilhardienne de la noosphère[7].
  • Dans “Third nature: the co-evolution of human behavior, culture, and technology”, le psychologue William A JOHNSTON[8] (2005) propose une autre approche quasi cosmogonique : la première nature est la matière (émergée du big bang il y a environ 12 à 15 milliards d’années) ; la deuxième nature est la vie (apparue il y a environ 4 milliards d’années) ; la troisième nature désigne l’idéologie (système cohérent d’idées) et les artefacts culturels (comme les institutions et la technologie). Elle serait apparue avec le passage à la pensée symbolique et l’agrarisme[9] il y a environ 40 000 ans. La troisième nature a imprégné l’esprit humain d’idées puissantes (mèmes[10]), comme l’idée du progrès.
  • “La troisième nature ou la fin des origines” de Celeste OLALQUIAGA[11] (2010) va beaucoup plus loin, en proposant comme “troisième nature” celle qui succède à la première nature de l’être humain (sensorielle et organique) et à sa seconde nature (sociale et culturelle). Cette nouvelle catégorie comporterait les manipulations technologiques de la nature telles que les clones, qui, bien que indifférenciables de l’original, n’en ont cependant ni la valeur biologique (descendance génétique), ni la valeur culturelle (identité).

  • Dans “Le Champignon de la fin du monde” de l’anthropologue Anna LOWENHAUPT TSING (2017), la troisième nature est celle qui “réussit à exister malgré le capitalisme”[12]. L’expression désigne ici la nature qui prolifère dans les friches urbaines, dans les interstices de l’agriculture intensive ou à la périphérie des capitales, adaptée à la dégradation des écosystèmes, la disparition des prédateurs utiles ou la propagation des espèces exotiques… Cette troisième nature est donc celle, mutante, qui survivra à la première (sauvage) et à la deuxième (modifiée par l’humain).

1.3 Pertinence du concept

D’une manière générale, le concept de Troisième Nature invite à réfléchir sur l’interaction entre l’Homme et la nature ainsi que sur les limites et les potentialités de cette relation. A l’instar du post-modernisme, il traduit la perception croissante à la fois de la position relative de l’humanité dans la Création et du moment très singulier de l’histoire humaine que nous traversons, dont émergent une nature sauvage, mutante et imprévisible (dont le climat) sous l’effet de l’anthropocène et un monde d’artefacts technologiques (cyberespace, clones) dépourvu de racines naturelles. Ce basculement vers une troisième nature appelle une repensée de nos origines, de notre place dans l’univers et de notre démiurgie.

De manière plus concrète, ce concept peut permettre à la fois de promouvoir une relation moins destructive avec le monde naturel (permaculture, nature urbaine…) et plus réfléchie dans l’usage des technologies (clonage, virtualisation), en suscitant des questions telles que :

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  • Que nous apprennent les espèces mutantes, notamment en matière de gestion des polluants (biomimétisme) ?
  • Comment élaborer des plans d’aménagements urbains qui intègrent harmonieusement l’environnement naturel ?
  • Quelles sont les implications éthiques de l’intégration de la technologie et de la nature dans la vie quotidienne et comment aborder ces questions de manière responsable ?

Le concept de Troisième Nature offre ainsi un terrain fertile pour explorer des idées novatrices et repenser le rapport de l’humanité au monde.

1.4 Le Maroc et la pertinence du concept

Le concept incite à repenser la relation du citoyen et du décideur avec l’environnement et la technologie, notamment à la lumière des transformations que connait le Maroc et de ses ambitions en matière de développement durable.

Cette approche permet d’approfondir la compréhension des cycles naturels et des écosystèmes locaux et de renforcer la réflexion sur l’utilisation judicieuse des avancées technologiques pour soutenir le développement, dans une perspective de durabilité, d’adaptation au changement climatique et de conception des schémas d’aménagements respectueux de la nature.

Pour parvenir à cette troisième nature harmonieuse, il est essentiel de prendre en compte les besoins de l’environnement tout en répondant aux besoins de la société moderne. Cela implique, par exemple, d’adopter des pratiques agricoles durables qui préservent la fertilité des sols et minimisent les impacts sur la ressource en eau, ou d’adhérer aux principes de conservation de la biodiversité (préservation des habitats naturels, protection des espèces menacées, coexistence pacifique entre les humains et la faune sauvage).

En définitive, parvenir à instaurer une troisième nature équilibrée (entre l’Homme, l’Environnement et la Technologie) devrait être un impératif social et économique pour chaque pays.

[1] GRECO Aulo, Le Lettere, éd., Rome, Bonacci, 1978, p. 96 ; les termes “terzera natura” sont repris par Bartolomeo TAEGIO, La Villa (Milan, 1559), p. 155.
[2] AL-KHATĪB, Ibn, et al. The history of the Mohammedan dynasties in Spain: extracted from the Nafhu-t-tíb min ghosni-l-Andalusi-r-rattíb wa táríkh Lisánu-d-Dín Ibni-l-Khattíb. Oriental translation fund of Great Britain and Ireland, sold, 1840.
[3] GRAVES, Margaret S. et JUNOD, Benoît (ed.). Architecture in Islamic arts: Treasures of the Aga Khan Museum. Aga Khan Trust for Culture, 2011.
[4] BECK, Thomas E. Gardens as a ‘third nature’: The ancient roots of a renaissance idea. Studies in the History of Gardens & Designed Landscapes, 2002, vol. 22, no 4, p. 327-334.doi:10.1080/14601176.2002.104352.
[5] BIGNIER , G. La troisième nature : l’architecture face au défi climatique. KUBIK Editions. 2023.  ISBN 978-2-35083-081-0
[6] WARK, McKenzie. Third nature. Cultural Studies, 1994, vol. 8, no 1, p. 115-132.
[7] Noosphère signifie une couche pensante (humaine) de la Terre, constituant un règne nouveau, un tout spécifique et organique“ : Centre National des Ressources textuelles lexicales. https://www.cnrtl.fr/definition/noosph%C3%A8re
[8]JOHNSTON, William A. Third nature: the co-evolution of human behavior, culture, and technology. Nonlinear Dynamics, Psychology, and Life Sciences, 2005, vol. 9, no 3, p. 235-280.
[9] L’agrarisme désigne aussi une doctrine politique qui oriente l’activité économique d’un Etat vers l’agriculture et l’élevage (Etats agrariens depuis la sédentarisation des chasseurs-cueilleurs).
[10]  Un élément d’une culture (prise ici au sens de civilisation) pouvant être considéré comme transmis par des moyens non génétiques, en particulier par l’imitation” selon Oxford English Dictionary.
[11] OLALQUIAGA, Celeste. La troisième nature ou la fin des origines. Tumultes, 2010, no 1, p. 163-176.
[12] LOWENHAUPT TSING, Anna. Le Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, trad. Philippe Pignarre, préf. Par Isabelle Stengers, Paris, La Découverte/ Les empêcheurs de penser en rond, 2017, 415 p.